Coup d’œil sur la recherche 2024/02

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Tendance de la mobilité intergénérationnelle des revenus au Canada 
Coup d’œil sur un article de Marie Connolly et Catherine Haeck

L’accentuation des disparités de revenus à travers le monde à la fin du 20e siècle a suscité une préoccupation croissante au sein de la population, des décideurs et des chercheurs. Au Canada, la part nationale des revenus destinée aux 1 % les plus fortunés est passée de 9 % à 14 % entre 1980 et 2010, et a atteint 15 % en 2021[1]. Parallèlement, le coefficient de Gini, utilisé comme mesure des inégalités de la répartition du revenu total[2], s’élevait à 0,313 en 1980 et a culminé en 2004 à 0,365, pour ensuite diminuer à 0,338 en 2019. Malgré cette récente atténuation, les niveaux des inégalités demeurent supérieurs à ceux enregistrés il y a quatre décennies.

Dans l’article paru en novembre 2023 dans la Revue canadienne d’économique, deux chercheuses en économie analysent la tendance de la mobilité intergénérationnelle des revenus au Canada. L’axe principal de la recherche porte sur la probabilité que les enfants issus de parents provenant des strates inférieures ou supérieures de la distribution des revenus connaissent une trajectoire similaire vers les segments inférieurs ou supérieurs de cette distribution ultérieurement dans leur vie.

En d’autres mots, les enfants se retrouvent-ils, une fois à l’âge adulte, dans la même classe de revenu que leur parent ?

Surtout, les chercheuses s’intéressent à l’évolution de la mobilité sociale à travers le temps.

Comment l’analyse a-t-elle été effectuée?

L’étude s’appuie sur la base de données sur la mobilité intergénérationnelle du revenu (BDMIR) de Statistique Canada. La BDMIR contient les données fiscales administratives de cohortes successives d’enfants et de leurs parents et établit leur appariement. Ce faisant, elle offre une perspective longitudinale permettant d’étudier la transmission des revenus entre générations et la mobilité du revenu des enfants jusqu’à leur vie adulte.

Les chercheuses présentent trois mesures de la mobilité intergénérationnelle des revenus. La première, l’élasticité intergénérationnelle du revenu (EIR) est calculée en estimant un modèle linéaire utilisant les moindres carrés ordinaires où la principale variable dépendante, le logarithme naturel du revenu des enfants, est expliquée par le logarithme naturel du revenu des parents :

La mobilité de rang est définie de manière similaire à l’EIR, mais les revenus des enfants et des parents sont mesurés en tant que rangs percentiles au sein de leur distribution de revenus respective. Finalement, une matrice de transition par quintile est calculée pour illustrer des probabilités conditionnelles de changement de revenus entre les générations. En somme, la matrice permet de visualiser les chances qu’un enfant atteigne un certain niveau de revenu étant donné le niveau de revenu de ses parents. Un intérêt particulier est accordé à la probabilité de rester dans le quintile inférieur en tant qu’adulte, définie comme le cycle de pauvreté intergénérationnel.

Que révèle la recherche?

Une diminution de la mobilité intergénérationnelle peut être observée lors du passage des années de naissance les plus précoces aux années de naissance plus tardives. L’EIR est passée de 0,155 à 0,223 entre les années de naissance 1963 et 1985. L’essentiel de cette augmentation a eu lieu entre 1970 et 1975. L’analyse de la corrélation entre le logarithme du revenu des parents et le logarithme du revenu des enfants révèle des tendances similaires à l’EIR. Ces résultats suggèrent qu’il est devenu plus difficile pour les enfants d’échapper au cycle intergénérationnel de la pauvreté.

Du côté de la mobilité de rang, les corrélations entre le rang des enfants et le rang de leurs parents présentent également une tendance à la hausse au fil des années de naissance, suggérant une plus faible mobilité à travers le temps. Lorsqu’elle est mesurée entre 27 et 31 ans, la pente rang-rang est passée de 0,202 à 0,245 entre l’année de naissance 1963 et 1985, une augmentation de 21 %.

Pour la matrice de transition, essentiellement, un mouvement s’est produit pour les enfants dont les parents avaient un revenu dans le quintile inférieur. La probabilité pour les enfants de demeurer dans ce quintile est passée de 0,275 à 0,331. Autrement dit, les enfants nés de parents appartenant au quintile inférieur de la répartition de revenu sont devenus moins susceptibles de quitter le quintile inférieur une fois à l’âge adulte, et la probabilité qu’ils fassent la transition vers la classe moyenne est plus faible. Telle que présentée, la probabilité de demeurer dans le quintile inférieur pour un enfant lorsque ses parents proviennent de ce quintile a donc augmenté de 20 % entre 1963 et 1985. Cependant, cette augmentation n’est pas uniforme entre les provinces et territoires canadiens, comme le montre la figure ci-dessous.

Probabilité pour un enfant dont les parents appartenaient au quintile de revenu inférieur d’être dans ce même quintile à l’âge adulte, par cohorte de naissance et région

Source : Connolly et Haeck, 2023

Ces résultats montrent une diminution de la mobilité des enfants dont les parents proviennent du quintile inférieur dans toutes les régions, sauf au Yukon.

La plus forte augmentation est observée en Saskatchewan, où la probabilité est passée de 28 % à 42 %.

Et puis maintenant?

Les résultats présentés offrent une vision plus précise de la mobilité socio-économique au Canada, mettant en lumière les tendances récentes qui se dessinent. De nombreuses questions demeurent toutefois, notamment à l’égard de ce qui fait qu’une région géographique permet une plus grande mobilité qu’une autre.

La transmission intergénérationnelle est un processus complexe qui s’étend sur plusieurs années, voire sur plusieurs générations. Cette longue temporalité met aussi de l’avant une autre avenue de recherche, soit la transmission de la richesse, représentant en quelque sorte le « stock » derrière les mesures d’inégalités par opposition au revenu, qui constitue plutôt un flux. Cependant, les données canadiennes sur la transmission de la richesse ne sont pas aussi facilement disponibles que les données sur le revenu.

Afin de comprendre la manière d’évoluer vers une société qui favorise la mobilité sociale et qui prévient l’accentuation du cycle intergénérationnel de pauvreté, des efforts doivent continuer d’être déployés, notamment sur le plan politique. Des programmes sociaux, comme les services de garde et l’allocation canadienne pour enfants, participent à ces efforts. Une possible réduction de l’immobilité intergénérationnelle pourrait se manifester au cours des prochaines années, de manière analogue à la diminution observée du coefficient de Gini. L’effet des nouvelles politiques sur le revenu futur des générations actuelles d’enfants canadiens et leur contribution à réduire la forte persistance intergénérationnelle du statut socio-économique devront faire l’objet d’autres recherches.

par Frédérick Hallé-Rochon

[1] L. Chancel, T. Piketty, E. Saez, G. Zucman et al., World Inequality Report 2022, World Inequality Lab, 2021, en ligne : <wir2022.wid.world>.
[2] Le coefficient de Gini sert à mesurer et à suivre l’évolution du niveau d’inégalité de la répartition des revenus au sein de diverses populations ou au sein de la même population. Sa valeur varie entre 0 et 1. Dans une situation de parfaite égalité, où tous les membres d’une population recevraient exactement le même revenu, il serait égal à 0. À l’opposé, dans une situation où une seule personne recevrait la totalité des revenus le coefficient serait égal à 1. Le revenu total correspond aux revenus provenant de toutes les sources, y compris un revenu d’emploi, un revenu provenant de programmes gouvernementaux, une pension, un revenu de placements ou tout autre revenu en espèces. Pour plus de détails, voir Chaire en fiscalité et en finances publiques, Lexique, en ligne : <https://cffp.recherche.usherbrooke.ca/outils-ressources/lexique/> (page consultée le 31 janvier 2024).

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Qu’il s’agisse de travaux de recherches sur des aspects fondamentaux des finances publiques ou des éléments plus pointus de la fiscalité, qu’ils soient récents ou pas et qu’ils soient ancrés dans n’importe quelle discipline, l’équipe de la Chaire en fiscalité et en finances publiques partage les constats intéressants tirés des textes consultés dans le cadre de ses projets.

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