L’impact de la transparence fiscale sur les marchés financiers
Coup d’œil sur un article de Verena K. Dutt, Christopher A. Ludwig, Katharina Nicolay et autres
De plus en plus de mesures obligent la divulgation d’informations fiscales et financières dans le but d’augmenter la transparence des grandes entreprises multinationales et des institutions financières. Ce type de mesure a comme but de limiter l’évitement fiscal considéré agressif et, si l’information est disponible publiquement, d’inciter les entreprises à payer leur « juste part d’impôt ».
En 2013, les institutions financières ayant leur maison mère dans un pays de l’Union européenne (UE) se sont vu imposer des exigences supplémentaires quant à la divulgation publique d’information concernant certaines opportunités de planifications fiscales. Les auteurs d’un article paru en 2019 s’intéressent à la réaction des marchés financiers à cette décision du Conseil de l’UE afin de mieux comprendre comment les exigences de transparence fiscale sont perçues par les investisseurs.
De quoi est-il question?
Le Conseil de l’UE a inclus cette obligation de divulgation dans la proposition Capital Requirements Directive IV (CRD IV) déposée le 27 février 2013 et prenant effet en 2014. Précédemment, le secteur financier n’avait reçu aucune information relativement à cette exigence de déclaration pays par pays. L’OCDE, lors du lancement du projet BEPS de lutte à l’érosion de la base d’imposition et au transfert de bénéfices, le 12 février précédent, n’avait pas proposé de telle mesure.
La déclaration pays par pays exige des institutions financières visées de fournir des informations sur la répartition des revenus, bénéfices avant impôts, dépenses d’impôts, emplois et subventions reçues dans chacun des pays où elles font affaire. La proposition CRD IV exige aussi que cette information soit disponible publiquement. Jusque-là, les institutions financières n’avaient pas à divulguer ce genre d’information, même de manière confidentielle, à l’autorité fiscale. Puisque les investisseurs n’avaient pu prédire la venue de cette nouvelle exigence, les marchés ont réagi à cette nouvelle mesure.
En théorie, la réaction des investisseurs peut être influencée par plusieurs canaux. D’une part, la diminution potentielle de l’asymétrie d’information entre ceux qui dirigent les entreprises et les investisseurs pourrait déclencher une réponse positive des marchés financiers. D’autre part, les investisseurs pourraient plutôt réagir négativement en anticipation d’un bénéfice après impôt diminué, puisque la facture d’impôt des entreprises visées pourrait être revue à la hausse.
Les résultats empiriques d’études antérieures indiquent une réaction négative des marchés financiers à des obligations de transparence fiscale, suggérant que les investisseurs anticipent une augmentation de l’attention portée à ce genre d’information par les utilisateurs des états financiers et les autorités, résultant en une potentielle réduction des opportunités de planifications agressives.
Ainsi, les auteurs font l’hypothèse que les investisseurs ont réagi négativement à cette nouvelle obligation de divulgation.
Comment l’analyse a-t-elle été effectuée?
La recherche tente d’établir un lien entre les exigences de transparence supplémentaires et la réaction des investisseurs. Une approche événementielle est utilisée pour évaluer l’impact de la mesure sur le rendement boursier des différents types d’institutions financières durant une fenêtre de trois jours couvrant le dépôt de la proposition, comparativement à leur rendement des trois semaines précédentes.
À partir de la banque de données Orbis, les institutions financières visées par la nouvelle exigence ont été isolées. Celles dont les résultats auraient pu être influencés par d’autres facteurs ont été retirées de l’échantillon final, qui comprend 155 institutions au total. Pour chaque institution visée, le rendement boursier anormal, ou l’écart entre le rendement observé et le rendement anticipé, a été calculé pour la fenêtre des trois jours analysés. Le rendement anticipé est estimé à partir des rendements de deux indices de marché et, dans une troisième spécification, à partir du rendement boursier d’un groupe de contrôle comprenant des banques n’ayant pas été affectées par la déclaration pays par pays. Le rendement cumulatif anormal moyen est calculé pour chaque spécification, et des tests statistiques permettent d’évaluer sa significativité.
Que révèle la recherche?
La figure ci-dessous montre le rendement anormal moyen du 5 au 28 février 2013.
Rendement anormal moyen, 5 au 28 février 2013
Source : Dutt et coll., 2019
Malgré un rendement négatif estimé durant la fenêtre des trois jours, les résultats laissent croire que les investisseurs n’ont pas réagi significativement à la nouvelle exigence, le rendement cumulatif anormal moyen n’étant pas statistiquement différent de zéro.
Les chercheurs ont tenté d’isoler certains sous-groupes dont le rendement boursier pouvait présenter une plus grande sensibilité. Parmi ceux-ci, les institutions financières faisant affaire dans des paradis fiscaux européens ainsi que les institutions financières ayant comme clients des particuliers ont été isolées, mais aucune variation significative n’a été mesurée. Ce constat reste inchangé, malgré une série de tests de robustesse.
Selon les auteurs, à la lumière des études empiriques précédentes sur la transparence fiscale, leurs résultats pourraient s’expliquer par le fait que les investisseurs anticipaient des effets concurrents : une facture plus importante d’impôt en raison de la baisse des opportunités de planifications fiscales, mais aussi une diminution de l’asymétrie d’information entre les gestionnaires et les actionnaires. Ces anticipations ont pu entraîner des réactions positives et négatives sur les marchés boursiers, d’où l’impact nul constaté quant à la réaction des investisseurs.
Et puis maintenant?
Dans l’éventualité de l’élargissement des exigences de divulgation publique des déclarations pays par pays à d’autres types d’entreprises multinationales, cette recherche pourrait être pertinente pour identifier ou prédire la réaction des investisseurs. En revanche, selon les pays et des entreprises visées, les réactions des investisseurs pourraient être significativement différentes.
Depuis 2016, les grandes entreprises multinationales d’une centaine de pays sont tenues de remplir une déclaration pays par pays, dont la teneur demeure confidentielle. Cependant, à partir de 2024, la déclaration sera publique pour les multinationales actives dans des pays de l’UE[1], ainsi qu’en Australie, si le projet de loi est adopté[2]. Ainsi, nous constatons un soutien politique grandissant pour la divulgation publique des déclarations pays par pays, ce qui pourrait inciter davantage de pays à implanter une telle exigence.
par Frédéric Deschênes
[1] Directive (UE) 2021/2101 du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2021 modifiant la directive 2013/34/UE en ce qui concerne la communication, par certaines entreprises et succursales, d’informations relatives à l’impôt sur les revenus des sociétés.
[2] « OECD Says Reports of Influence on Australian CbC Rules Are False », 17 juillet 2023, Tax Notes International, 302.
À PROPOS DE CETTE PUBLICATION
Qu’il s’agisse de travaux de recherches sur des aspects fondamentaux des finances publiques ou des éléments plus pointus de la fiscalité, qu’ils soient récents ou pas et qu’ils soient ancrés dans n’importe quelle discipline, l’équipe de la Chaire en fiscalité et en finances publiques partage les constats intéressants tirés des textes consultés dans le cadre de ses projets.