Coup d’œil sur la recherche 2023/02

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Au delà des frontières: l’imposition des profits des sociétés et de la fortune
Coup d’œil sur un article de Gabriel Zucman

L’impôt sur le revenu des sociétés est une composante clé des systèmes fiscaux des pays développés. Cependant, malgré son rôle important, la praticité et l’application de cet impôt sont grandement remises en question par la mobilité des capitaux et les inconsistances provenant des conventions fiscales. Dans la même veine, les individus fortunés bénéficient de structures fiscales de plus en plus complexes afin d’éviter les impôts de leur pays d’origine principalement en passant par des comptes bancaires extraterritoriaux.

Dans un article publié à l’automne 2014, l’économiste et professeur Gabriel Zucman tente d’estimer la magnitude de l’évitement fiscal des entreprises et de l’évasion fiscale des fortunes personnelles. L’auteur cherche à évaluer leur impact sur les recettes fiscales, et explore des solutions envisagées afin d’enrayer ces fléaux le plus possible.

De quoi est-il question?

Zucman introduit le concept de l’impôt sur le revenu des sociétés avant d’aborder les trois piliers de la fiscalité internationale. Articulés en 1923 par des économistes mandatés par la Société des Nations, ces piliers visent à éviter la double imposition du revenu. D’abord, le principe de source établit que l’impôt devrait être versé au gouvernement de l’État où le revenu est généré. En vertu du second principe, celui de pleine concurrence, les transactions entre entreprises liées doivent être effectuées à des conditions comparables à celles qui prévalent entre des sociétés indépendantes. Finalement, pour encadrer les enjeux de fiscalité internationale, les accords bilatéraux ont été privilégiés aux ententes multilatérales.

Pour l’auteur, chacun des piliers du régime international d’imposition du revenu des sociétés soulève des enjeux importants dans un contexte de mondialisation.

D’une part, le manque d’harmonisation entre les multiples accords bilatéraux a encouragé la prolification de stratégies comme le chalandage fiscal (en anglais, treaty shopping), qui peut donner lieu par exemple à une double non-imposition. D’autre part, le principe de pleine concurrence présente plusieurs limites. En plus de l’impossibilité de déterminer le juste prix pour certains biens ou services lors de transactions entre sociétés liées, plusieurs multinationales exploitent les faiblesses du système encadrant les prix de transferts (soit les prix facturés par une société à une autre entité liée) pour déplacer leurs bénéfices vers des pays à faible taux d’imposition. Finalement, l’imposition à la source incite les entreprises à déplacer leurs activités vers des juridictions à faible taux d’imposition. Ce principe encourage également les entreprises à transférer leurs bénéfices dans des paradis fiscaux afin d’éviter l’imposition dans le pays où les activités sont réellement conduites.

Comment l’analyse a-t-elle été effectuée?

Le chercheur estime les pertes de revenus causées par l’évitement fiscal des sociétés américaines en analysant les statistiques provenant des comptes nationaux et de la balance des paiements. Selon l’auteur, les données utilisées ne sont pas entachées des erreurs de double comptage, donc elles reflètent fidèlement les revenus étrangers des sociétés américaines. Dans le cas des impôts payés à l’étranger, l’auteur a recours aux données du Bureau of Economic Analysis (BEA) sur les activités des sociétés multinationales américaines.

Pour évaluer l’ampleur de la richesse personnelle détenue dans des paradis fiscaux, la méthode de Zucman, issue de ses travaux antérieurs, repose sur l’analyse des anomalies dans les données mondiales d’investissements. Il illustre à partir d’exemples simples la réalité des particuliers fortunés qui souhaitent transférer leurs fonds vers des banques situées dans des paradis fiscaux.

Que révèle la recherche?

Dans le cas des pertes liées aux pratiques d’évitement fiscal des sociétés, Zucman montre que les profits provenant des juridictions à faible taux d’imposition représentaient en 2013 plus de 18 % des profits totaux des sociétés américaines, une proportion dix fois plus importante que durant les années 1980. Considérant que ces bénéfices ne sont soumis qu’à des impôts étrangers négligeables selon les données du BEA et qu’ils ne sont pratiquement pas imposés en sol américain, le transfert de bénéfices vers des juridictions qu’il qualifie de « paradis fiscaux » réduit la facture fiscale des sociétés américaines d’environ 20 % selon le chercheur.

L’économiste étudie ensuite les pertes fiscales en s’intéressant à l’évolution du taux d’imposition effectif (TIE) des profits des sociétés américaines. Comme le montre la figure ci-dessous, il évalue que leur TIE est passé de 30 % à 20 % en quinze ans. Les deux tiers de cette baisse seraient attribuables à l’augmentation de l’évitement fiscal international.

Taux d’imposition légal et effectif des profits des sociétés multinationales américaines

Source : Zucman, 2014

Selon Zucman, aux États-Unis comme dans d’autres pays à revenu élevé, le capital est de retour, mais pas l’impôt sur le capital.

Ainsi, en dépit de la diminution du TIE des sociétés observée aux États-Unis lors des trente dernières années, le poids des recettes fiscales provenant de cette source est demeuré stable, à 3 % des recettes fiscales totales du gouvernement. La constance de cette proportion est principalement due au fait que la baisse du TIE des sociétés a été contrebalancée par la hausse des bénéfices des sociétés américaines.

En ce qui concerne l’évasion fiscale des individus très fortunés, Zucman estime que 8 % de la richesse personnelle mondiale est détenue dans des comptes bancaires extraterritoriaux, retranchant plus de 200 milliards $US en revenus fiscaux aux États chaque année. Dans le cas du Canada, la proportion estimée atteint 9 %, et les pertes fiscales, 6 milliards $US.

Afin d’atténuer la fuite des capitaux et de renflouer les coffres publics, Zucman suggère notamment d’implanter un registre financier mondial. Un tel registre permettrait aux États d’évaluer la répartition réelle des immobilisations et des revenus du capital des sociétés et de voir comment celle-ci se compare à la répartition de référence. Zucman ajoute qu’étendu aux individus, le registre pourrait également permettre de lutter contre l’opacité des banques offshore.

Et puis maintenant?

Depuis 2014, les défis fiscaux liés à l’érosion de la base d’imposition ont été accentués par la numérisation accélérée de l’économie. En réponse à ces défis, une réforme fiscale internationale endossée par 138 pays devrait entrer en vigueur en 2023. Les retombées fiscales annuelles de la réforme sont évaluées à 220 milliards $US par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)[1].

La réforme s’appuie notamment sur un impôt minimum mondial ciblant les groupes d’entreprises ayant un chiffre d’affaires consolidé d’au moins 750 millions d’euros. Cet impôt sera prélevé sur les bénéfices réalisés dans des juridictions où le TIE est inférieur à 15 %, un taux plus faible que le TIE mondial des sociétés américaines estimé par Zucman en 2014, pour l’ensemble de la période analysée. D’ailleurs, lors de sa participation au Forum économique mondial, l’éminent économiste a jugé trop bas le taux de l’impôt minimum mondial[2].

par Alena Mulay-Benaissa

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Qu’il s’agisse de travaux de recherches sur des aspects fondamentaux des finances publiques ou des éléments plus pointus de la fiscalité, qu’ils soient récents ou pas et qu’ils soient ancrés dans n’importe quelle discipline, l’équipe de la Chaire en fiscalité et en finances publiques partage les constats intéressants tirés des textes consultés dans le cadre de ses projets.

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