Les inversions fiscales américaines, symptômes d’une fiscalité trop complexe?
Coup d’œil sur SALAIMI, Mohanad. « Corporate Tax Inversions: Evolutionary Process and Key Policy Considerations », (2022), vol.41 Virginia Tax Review 203.
Les années 1980 furent caractérisées par la mondialisation des échanges commerciaux, ce qui est notamment illustré par la ratification de l’Accord de libre-échange canado-américain par les États-Unis et le Canada le 2 janvier 1988. Sur une telle trame de fond, les entreprises américaines adoptèrent une nouvelle stratégie afin de minimiser leur taux d’imposition, soit l’inversion fiscale. Dans le cadre de celle-ci, elles se plaçaient sous l’égide d’une société mère de résidence étrangère située dans un pays avec un taux d’imposition moindre.
Les partis dominants la vie politique aux États-Unis réagirent de diverses façons afin de freiner cette stratégie considérée comme une forme d’évitement fiscal. Dans un article publié en avril 2022, Mohanad Salaimi, candidat au juris doctor à la University of Michigan Law School sous la direction du professeur Avi-Yonah, pose un regard critique sur les mesures prises par le gouvernement fédéral américain et propose de nouvelles avenues afin de limiter les inversions fiscales.
Comment l’analyse a-t-elle été effectuée ?
Après une mise en contexte de ce qu’est l’inversion fiscale, Salaimi fait part de l’efficacité des diverses règles anti-évitement, prises en réaction aux stratagèmes montés par les compagnies américaines, dont l’auteur donne trois exemples phares, soit McDermott inc. (1982), Helen of Troy corp. (1994) et Burger King (2014). Il décrit ainsi les mesures contenues dans l’American Jobs Creation Act of 2004 avant d’enchaîner avec celles adoptées par l’Internal Revenue Service et le Secrétaire du Trésor lors du second mandat de Barack Obama. Salaimi explique ensuite les mesures du Tax Cuts and Jobs Act de 2017 (TCJA). Enfin, l’auteur fait état des mesures contenues dans le Made in America Tax Plan proposé par Joe Biden et les distingue de la proposition des sénateurs démocrates Wyden, Brown et Warner.
Structure d’une société, pré et post inversion fiscale

Source : Adapté de Salaimi, 2022
La figure ci-dessus illustre une inversion fiscale où les filiales de la société américaine acquise devenaient filiales de la nouvelle société mère (de-CFCing). De plus, les prêts étaient faits directement par la société mère à la société américaine de même qu’à la société étrangère contrôlée (hopscotch loans) et les intérêts étaient donc imposés dans le pays de résidence de la société mère, dans l’optique de transférer le revenu imposable dans une juridiction avec un taux d’imposition plus faible, telle l’Irlande.
Bien que Salaimi note que les fusions et acquisitions avec des sociétés étrangères puissent être principalement motivées par un motif économique et commercial, c’est lorsque celui-ci est purement fiscal que le gouvernement considère cela comme de l’évitement fiscal agressif.
Ainsi, une des mesures importantes prises fut l’adoption de l’article 7874, en 2004, s’appliquant aux sociétés étrangères en substance (surrogate foreign corporation), laquelle fut accompagnée par la signature de protocoles aux traités conclus par les États-Unis avec les pays où les sociétés mères étaient situées afin de permettre aux sociétés américaines d’en bénéficier seulement en cas de présence substantielle dans l’autre pays signataire.
Sous le régime présidentiel de Trump, vint ensuite une baisse du taux d’imposition des sociétés à 21 %, plaçant les États-Unis environ au 20e rang au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Taux que Biden souhaiterait voir entre 25 % et 28 %, en plus d’imposer un impôt minimum de 15 % sur les revenus fiscaux ajustés (minimum book tax).
De plus, avec le TCJA de Trump, les États-Unis passèrent à un régime hybride, imposant le revenu là où il est gagné par la mise en place de la déduction sur les dividendes reçus (DRD). Cependant, on vit la mise en place d’un impôt de 10,5 % sur le revenu mondial à faible taux d’imposition tiré de biens incorporels (GILTI). L’administration Biden souhaiterait restreindre ce test, initialement effectué sur une base mondiale, à un test pays par pays et augmenter le taux de l’impôt à 21 %.
Parmi les nombreux autres ajouts importants, Trump introduisit également l’impôt anti-abus contre l’érosion de l’assiette fiscale (BEAT). Biden souhaiterait remplacer ce régime par le Stop Harmful Inversions and Ending Low-Tax Developments (SHIELD) qui restreindrait la déductibilité des paiements, incluant le coût des biens achetés, faits aux sociétés étrangères, la permettant seulement si l’autre pays a un taux d’impôt similaire au GILTI révisé, soit 21 % ou plus, ou s’il existe un accord mutuel sur l’impôt minimum.
Il peut se dégager de cette analyse législative que les républicains se concentrent sur la réduction des taux d’imposition et la compétitivité des États-Unis sur la scène internationale, alors que les démocrates favorisent une législation fiscale plus contraignante.
Au fil de son analyse, Salaimi en vient au constat que les inversions fiscales, se produisant presque exclusivement aux États-Unis, ne sont que la pointe de l’iceberg d’un problème plus important généré par le fait que les États-Unis font cavalier seul, dans une ère où des organisations internationales, telle l’OCDE, tentent d’harmoniser la fiscalité des divers pays.
Et puis maintenant ?
Bien que Kyrsten Sinema, sénatrice de l’Arizona, ait permis d’empêcher, dans le cadre de l’adoption de l’Inflation Reduction Act 2022 entré en vigueur le 16 août dernier, l’augmentation du taux d’imposition des sociétés, il reste que l’Internal Revenue Code demeure tout aussi complexe qu’auparavant, notamment en raison des diverses dispositions adoptées pour régir les inversions fiscales.
Pour l’auteur, il est temps de mettre en place un régime clair, compréhensible et entièrement codifié. Dans le cadre de cette conception des règles fiscales, Salaimi note qu’il sera, entre autres, nécessaire de reformuler le test d’activités commerciales substantielles (SBAT) puisque même s’il peut être raisonnable d’exiger une activité réelle à l’étranger (à hauteur de 25 %, notamment par l’entremise d’employés, de biens et de revenus), un tel état de fait entraîne nécessairement une diminution de l’activité économique aux États-Unis et n’a donc pas strictement que des répercussions fiscales.
De plus, dans l’adoption de ces critères, les États-Unis devraient garder à l’esprit la nouvelle réalité, conséquence inévitable de la 4e révolution industrielle, où il est facile d’être juridiquement dans un pays, mais factuellement dans un autre pays. Par exemple, une entreprise peut avoir un siège social dans un pays en raison de la résidence des administrateurs, mais tout de même exercer ses activités aux États-Unis.
Également, le Pilier Deux de l’OCDE, qui devrait entrer en vigueur en 2023, devrait accroître l’efficacité des mesures et favoriser une lutte plus efficace contre l’érosion de la base d’imposition en rendant moins avantageuses les stratégies d’inversion fiscale.
par Jean-Nicolas Tremblay
À PROPOS DE CETTE PUBLICATION
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