Coup d’œil sur la recherche 2020/01

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Les revenus du 1 % au Canada
Coup d’œil sur un article de Michael Veall

La hausse marquée des inégalités depuis les années 1980 et la croissance des revenus des 1 % les plus riches sont largement dénoncées. Pour beaucoup à l’origine de cette indignation, les travaux de Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Anthony B. Atkinson, notamment, sont devenus incontournables. Ils ont donné lieu à une littérature foisonnante sur l’évolution historique de la distribution des revenus et de la richesse dans plusieurs pays, littérature qui se fonde notamment sur des données issues des déclarations de revenu des particuliers[1].

Dans le cas du Canada, Saez et Michael Veall ont estimé l’évolution de la part des plus hauts revenus de 1920 à 2000. Leurs résultats publiés en 2005 montraient une hausse importante de la part du revenu des plus riches à partir des années 1980. Dans son article de 2012, Veall démontre que la part du revenu attribué aux 1 %, 0,1 % et 0,01 % des Canadiens les plus riches a connu une croissance marquée entre 1980 et 2009. Pour l’auteur, ce phénomène serait en partie attribuable à des forces provenant des États-Unis.

Comment l’analyse a-t-elle été effectuée?

Devant l’absence de données publiques sur les déclarants à revenu élevé, l’information requise a fait l’objet d’une commande spéciale auprès de Statistique Canada. Les données proviennent de la banque de données administratives longitudinales (DAL) de Statistique Canada, qui suit un échantillon aléatoire de 20 % des personnes ayant rempli une déclaration de revenus fédérale.

L’étude de Veall porte essentiellement sur la proportion du revenu total attribué aux déclarants ayant les plus hauts revenus. Le revenu analysé est défini comme le revenu de marché, soit l’ensemble des revenus des individus à l’exception des transferts gouvernementaux et des gains en capital. Ces derniers ne sont pas additionnés au revenu annuel parce que lors de leur réalisation, ils représentent généralement un revenu accumulé pendant plusieurs années.

Que révèle l’analyse?

Veall trace l’évolution de la part des revenus de marché des plus riches Canadiens jusqu’en 2009, parallèlement à celle des plus riches Américains estimée par Piketty et Saez (2003, 2010)[2].

Part des plus hauts revenus, Canada et États-UnisSources: Statistique Canada et Piketty et Saez (2003, 2018)

Au Canada, la forte hausse de la part du revenu des plus riches a débuté vers 1985 et s’est poursuivie jusqu’en 2007. Comme lors des précédentes récessions, la part des plus hauts revenus a diminué en 2008 et 2009.

Malgré cette diminution, de 1986 à 2009, la part du revenu attribué aux 1 % les plus riches a augmenté de 53 % au Canada ; pour les 0,1 % et les 0,01 %, la hausse atteint respectivement 100 % et 132 %. Durant la même période, la part du revenu des 90 % les moins riches a plutôt diminué de 9 %. L’analyse de l’évolution du revenu après impôts et transferts (qui inclut les gains en capital) montre des variations moins importantes, mais toujours contrastées. Ainsi, alors que la part du revenu du 90 % a diminué de 4 %, celle du 1 % augmentait de 38 % (80 % et 105 % pour les 0,1 % et 0,01 %, respectivement).

La comparaison des hausses canadienne et américaine permet de constater que la deuxième est plus prononcée[3] et qu’elle précède celle estimée pour le Canada de quelques années. Cependant, dans les deux pays, les trajectoires des courbes demeurent largement similaires.

Explications possibles de la hausse

Qu’est-ce qui explique cette montée abrupte de la part des revenus attribués aux plus riches ? L’auteur explore différentes pistes, dont la mondialisation, le progrès technologique (souvent biaisé en faveur des emplois plus qualifiés), ainsi que les pratiques de rémunération des cadres supérieurs.

Il souligne également que les baisses des taux d’imposition des particuliers peuvent se traduire par une augmentation du revenu imposable, surtout pour les individus à revenu élevé. En effet, si les estimations de la sensibilité (ou élasticité) du revenu imposable aux changements des taux marginaux d’imposition sont généralement plutôt faibles, les élasticités estimées pour les individus à revenu élevé sont plus importantes.

Dans le cas des États-Unis, malgré des diminutions substantielles des taux d’imposition marginaux, les valeurs estimées de l’élasticité du revenu imposable (ERI) dans la recherche empirique ne sont pas suffisantes pour expliquer la croissance de la part des plus hauts revenus.

Pour le Canada, des études démontrent que l’ERI des individus à revenu élevé est plus forte qu’aux États-Unis, et la fourchette supérieure des valeurs estimées suffirait à expliquer la hausse. Cependant, la plupart des estimations sont inférieures, et les diminutions des taux marginaux d’imposition ne coïncident pas exactement avec la hausse. Aussi, pour Veall, les taux d’imposition constituent certainement une partie de l’explication de la hausse canadienne, mais le chercheur ne se risque pas à quantifier la relation entre les deux.

Si les baisses de taux d’imposition expliquent une partie du phénomène, quelle est la réponse politique appropriée ? Devrait-on hausser les taux d’imposition des individus les plus riches ? Veall démontre que, pour des valeurs empiriquement raisonnables de l’ERI, le taux marginal d’imposition maximisant les recettes fiscales est inférieur à 50 %. Cela implique que l’effet d’une hausse des taux maximaux d’imposition sur les recettes de l’impôt des particuliers pourrait être nul, voire négatif.

Aussi, en matière de politique fiscale, Veall recommande d’éliminer les traitements fiscaux préférentiels qui bénéficient surtout aux plus fortunés[4] . Il souligne que cette mesure permettrait d’améliorer l’efficacité du régime fiscal en élargissant la base d’imposition, en plus d’accroître sa progressivité.

Et puis maintenant?

Depuis 2013, Statistique Canada publie annuellement des tableaux de données provenant de la DAL sur les déclarants à revenu élevé. La figure suivante compare les données canadiennes les plus récentes aux estimations mises à jour de Piketty et Saez (2003, 2018) pour les États-Unis.

Part des revenus du 1 %, Canada et États-Unis, 1980 à 2017

Sources: Statistique Canada et Piketty et Saez (2003, 2018)

En 2017 la part des revenus du 1 % américain était remontée au niveau de 2007, légèrement sous le sommet atteint en 2012. Dans le cas du Canada, la tendance récente est plutôt à la baisse.

On verra si ce découplage se poursuivra, mais sur l’ensemble de la période 1980-2017, la hausse de la part des revenus du 1 % est beaucoup plus marquée aux États-Unis qu’au Canada.

par Julie S. Gosselin

Référence
VEALL, Michael R. « Top income shares in Canada: recent trends and policy implications », (2012), vol. 45, no 4 Canadian Journal of Economics 1247.

[1] Les lecteurs intéressés sont invités à consulter la World Inequality Database.

[2] Ces travaux (et leurs suites récentes réalisées avec Gabriel Zucman) suscitent une certaine controverse, notamment à propos de l’importance de la hausse de la part des revenus après impôts du 1 % aux États-Unis. Voir « Inequality: Measuring the 1% », The Economist, 30 novembre 2019.

[3] Veall souligne que la hausse américaine pourrait être surestimée, la réforme de l’impôt fédéral de 1986 ayant entraîné un transfert de revenus des sociétés de type C, soumises à l’impôt des sociétés, vers les sociétés de type S, dont les bénéfices nets s’ajoutent directement aux déclarations de revenus personnelles des propriétaires. De même, la part des plus hauts revenus du Canada est sous-estimée par rapport à celle des États-Unis parce qu’une partie est camouflée dans les profits non distribués des sociétés privées sous contrôle canadien (SPCC), soumises à l’impôt des sociétés.

[4] Voir Brian MURPHY, Mike VEALL et Michael WOLFSON, « Top-End Progressivity and Federal Tax Preferences in Canada: Estimates from Personal Income Tax Data » (2015), vol. 63, noCanadian Tax Journal 661.

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